La société ANGÉLIQUE - Une société secrète d'Imprimeur et d'Humanistes à la Renaissance

Patrick Berlier

prix // 30 €


Patrick Berlier après avoir entrepris aux éditions Arqa, en deux tomes, une première présentation de la Société Angélique, mystérieuse et ténébreuse société secrète lyonnaise de la Renaissance, nous convie à continuer avec lui le déroulement d’un parcours ô combien singulier. Autant le dire tout de suite, tous les documents publiés dans cet ouvrage sont totalement inconnus et n’ont encore jamais été mis en avant dans les précédentes études de l’auteur. En effet, on retrouvera ici un portrait original de Nicolas de Langes, déniché par Patrick Berlier : la charte de mariage de Nicolas de Langes datée de 1521, l’emplacement des différentes maisons de Nicolas de Langes dans le vieux Lyon, découvertes au cadastre de la ville, son lieu de naissance véritable aussi… En fin limier de l’Histoire et de la Tradition, l’auteur reconstitue patiemment un puzzle considérable façonné de très nombreuses pièces, de figures d’imprimeurs humanistes de la Renaissance comme Etienne Dolet ou Sébastien Gryphe, mais aussi de paysages énigmatiques et de silhouettes anciennes restées malencontreusement dans la pénombre jusqu’à ce jour… Une mine d’informations extraordinaires et de dossiers jamais publiés, puisés aux archives de la ville de Lyon, que ce nouvel ouvrage sur la Société Angélique, seule société secrète à avoir ainsi passé la barre du Temps, sans heurts, ni malheurs…

 

 

Fort heureusement en veilleur de l’intemporel, Patrick Berlier nous livre aujourd’hui le résultat de trois ans de recherches totalement inédites. Un livre éclatant, empli d’anecdotes, avec une documentation sans faille. Un cahier iconographique très abondant illustre en annexe l’ouvrage de Patrick Berlier.

 

Du nouveau donc, sur la Société Angélique…


334 pages


ISBN 2755100587


Voir aussi //

Article 

 

Entretien avec Patrick BERLIER // La Société Angélique # 1

 

Patrick BERLIER – La Société Angélique – Documents inédits #2

 

Patrick BERLIER – La Société Angélique – Documents inédits #3



(extrait)


LA SOCIÉTÉ ANGÉLIQUE EXPLIQUEE PAR LES TEXTES

 

L’existence de la Société Angélique, et des groupes qui l’ont devancée, nous a été délivrée par un certain nombre de textes, formant autant de sources qu’il a fallu croiser, comparer et vérifier. Avant d’entrer véritablement dans le récit des évènements de la Renaissance lyonnaise qui ont abouti à sa fondation, commençons par éclairer notre sujet à la lumière de ces textes, qui expliqueront de quelle manière s’est structurée notre progression intellectuelle dans la connaissance de cette société secrète d’imprimeurs et d’humanistes.

 

Exposée sans doute de manière cryptée dans les œuvres de ses contemporains, la Société Angélique n’a été révélée clairement, à un public de connaisseurs, qu’au XIXe siècle, en particulier par les multiples articles d’un érudit nommé Claude-Sosthène Grasset d’Orcet. Nous commencerons donc par là. Répartis dans l’ensemble de son œuvre féconde (composée d’articles parus dans la Revue Britannique ou dans la Nouvelle Revue), une dizaine d’entrefilets dissèquent son existence, ses origines et ses buts. Dans le premier, consacré au Songe de Poliphile et publié en 1881, il évoque ces multiples cénacles de savants et d’artistes que connut la Renaissance : « …tel que celui que le grand imprimeur lyonnais Gryphe avait fondé sous le nom de Société Angélique, ce qui indique une société placée sous le patronage ultra-maçonnique de saint Gilles, dont les adeptes avaient pris pour cimier une tête d’ange (chef angel). »

 

Puis trois ans plus tard, dans son article Les Ménestrels de Morvan et de Murcie, il précise  :

 

« En dehors des franchises ou bourgeoisies, il existait bien quelques sociétés particulières, organisées maçonniquement, comme la société angélique dont Rabelais faisait partie. Mais c’étaient des cercles littéraires, sans existence légale, qui n’avaient de communication avec les franchises nationales que parce qu’elles étaient composées de maîtres appartenant à diverses corporations. »

 

 

 

Ces deux citations figurent parmi les premières mentions de la Société Angélique dans l’œuvre de Grasset d’Orcet. On sent qu’il connaît à fond le sujet, mais il n’en dit pas trop. Tout au plus nous précise-t-il qu’il s’agit d’un « cercle littéraire. » Il emploiera même dans un autre article, et ce détail est particulièrement important, l’expression « académie littéraire. » Il signale cependant que la société était « placée sous le patronage de saint Gilles. » Il faut comprendre, et il le précisera ultérieurement, que par cette expression on désignait les maîtres des corporations de graveurs, que l’essor de l’imprimerie avait rendus très puissants, et que l’on nommait les Gilpins, Saint-Gilpins, Saint-Gilles ou Saingiles.

 

En 1886, revenant précisément sur le thème de l’imprimerie à Lyon dans un article consacré au Premier livre de Rabelais, Grasset d’Orcet nous livre l’information la plus aboutie sur la Société Angélique : « L’ancienne cité impériale [Lyon] était, vers le milieu du XVIe siècle […] un centre local de vie intellectuelle qui rivalisait avec la capitale. Le grand imprimeur allemand Gryphe venait de s’y établir. […] Autour de lui s’était groupée une pléiade de savants et de littérateurs qui s’intitulait la Société angélique. Inutile de dire qu’il ne faut pas interpréter ce mot dans le sens séraphique qu’il a pris dans notre langage moderne. Aggelos signifie réellement un messager, un porteur de nouvelles ; la Société angélique de Gryphe était juste aussi angélique que l’agence Havas. On la nommerait aujourd’hui une agence de correspondance. Seulement, dans un temps où Pantagruel prenait si aisément les gens de lettres à la gorge, il fallait rédiger les correspondances dans un style tout particulier, qui se nommait alors le lanternois, le patelinage ou le grimoire. »

 

On apprend ainsi deux informations capitales : le rôle d’un imprimeur nommé Gryphe dans la fondation de la Société Angélique, et le fait que cette société organisait la correspondance (de ses adeptes, cela va sans dire) selon un mode codifié connu sous le nom de « lanternois, patelinage ou grimoire », utilisant le principe des consonnes fixes et des voyelles permutantes. À ce sujet, Grasset d’Orcet signalera, à titre d’exemple, dans un autre entrefilet, et de manière plus explicite que dans le premier (…).

 

Photos - Patrick BERLIER - ARQA éditions 2012.

 

 

 

LYON, UNE VILLE ET SON HISTOIRE,

EN QUELQUES MOTS ET EN GUISE DE LIMINAIRE

 

 

 

 Lyon, lieu de naissance de la Société Angélique, sera donc le théâtre de l’histoire que nous allons vous raconter. Pour les lecteurs non lyonnais, il n’est sans doute pas inutile de résumer d’abord, brièvement, les évènements marquants des siècles qui précèdent notre chronique.

 

Bien peu de villes, sans doute, peuvent se vanter de connaître avec précision la date de leur fondation. C’est pourtant le cas pour Lyon, et ce n’est pas la moindre de ses singularités. C’est un lieutenant de Jules César, Lucius Munatius Plancus, devenu proconsul des Gaules, qui fonde Lyon après avoir reçu l’accord du sénat, très exactement le 9 octobre de l’an 43 avant Jésus-Christ. Les Romains aiment l’eau mais craignent les fureurs des fleuves, aussi la ville est-elle créée sur un replat, au sommet de la colline dominant le confluent du Rhône et de la Saône, alors situé un peu plus au nord qu’aujourd’hui. Au lever du soleil, et selon les rites de fondation romains, Munatius Plancus trace sur le sol de ce plateau un premier axe rectiligne, le decumanus, orienté vers le soleil levant, azimut 97, soit à 7° au sud de l’horizon est. Puis un second axe perpendiculaire, plus long, le cardo, orienté donc à peu de choses près nord – sud. Ces axes étant, pour l’essentiel, conservés aujourd’hui encore, ils sont donc faciles à mesurer et ainsi la date peut-elle être vérifiée.

 

Sur cette colline les druides Gaulois venaient se livrer au culte du dieu Lug, d’où peut-être le nom romain de Lyon, Lugdunum, « la colline de Lug. » Peut-être, car la racine lug peut aussi venir du nom celtique du corbeau, lougos ; ce volatile était un familier des lieux, et un vol de corbeaux aurait été observé le jour de la fondation de la cité. On parle encore du latin lux, lumière, car, comme le dira Sénèque, Lugdunum est « le mont que le soleil levant regarde toujours de face. » Mais peut-être est-ce aussi en raison des petits lumignons que le soir venu les habitants allument sur les pentes de la colline, rituel qui est à l’origine de la très touristique Fête des Lumières qui a lieu chaque année le 8 décembre, succédant à la très catholique fête de l’Immaculée Conception. Les lieux et les dates des cultes ne changent pas, ce sont les mœurs successives qui les récupèrent. Et en vérité les quatre étymologies sont comme les quatre saisons, ou les quatre éléments : elles se complètent sans être incompatibles. Il nous faut d’ailleurs ajouter que selon la tradition la ville romaine aurait largement été précédée par une mythique cité gauloise. Cité qui aurait été fondée par Lugdus, treizième roi de la Gaule, selon les dires de Jean Lemaire de Belges, un personnage que nous n’allons pas tarder à rencontrer au cours de notre histoire.

 

Les Romains aiment l’eau, mais ils ne connaissent pas le moyen de pomper les eaux de la Saône pour les faire remonter jusqu’à leur ville. Alors, comme les rares sources du plateau sont insuffisantes à leur consommation, ils construisent quatre aqueducs, dont le plus long va chercher les eaux du Gier, un affluent du Rhône qui prend sa source dans le massif du Pilat, à quatre-vingt kilomètres de là. Magnifique ouvrage, dont il reste de beaux vestiges, témoignant du savoir-faire des Romains en matière de construction. Sur la colline, des réservoirs et des châteaux d’eau distribuent le précieux liquide aux fontaines et aux thermes. En même temps, des routes sont tracées, et trois voies pavées permettent de se hisser sur le plateau à partir des rives de la Saône. La rue centrale, la principale, que les orages transforment parfois en véritable ruisseau, sera baptisée pour cette raison « Montée du Gourguillon » ; toujours en service aujourd’hui, c’est la plus vieille rue de Lyon. À la pointe orientale du plateau, sur son rebord, les Romains construisent leur Forum. Mais d’une part celui-ci s’avère rapidement trop petit, d’autre part le talus très abrupt qui le soutient commence à donner des signes de faiblesse. Aussi vers l’an 150 les Romains construiront un nouveau forum, plus grand, plus à l’ouest sur le plateau. Le premier forum, devenu le « vieux forum », forum vetus en latin, donnera son nom à la colline de Fourvière.

 

Auguste fait de Lyon la capitale des Gaules, situation qui demeurera jusqu’à la fin de l’Empire romain. La paix qui dure quatre siècles est seulement troublée par les persécutions menées contre les premiers chrétiens. Lyon, au débouché de la vallée du Rhône facile à remonter depuis Marseille, par l’antique route de l’étain, est un site privilégié pour l’implantation de la nouvelle religion. Avec ténacité, celle-ci fait son chemin et finit par s’imposer. À partir du IVe siècle, lorsque les peuples barbares fondent sur la Gaule, l’axe de la Saône et du Rhône passe sous le contrôle des Burgondes, qui sont chrétiens et se conduisent donc avec bienveillance à l’égard du clergé. Aux réunions secrètes de l’époque romaine succèdent les premières églises, qui sont construites sur les pentes de la colline, et les premières abbayes sont fondées, dans la plaine entre Rhône et Saône. Mais Lyon a perdu son titre de capitale pour devenir le simple chef-lieu d’un comté. Sur la colline la ville antique se dégrade, et les aqueducs délaissés ne donnent plus d’eau. En 840 le vieux forum s’effondre brusquement. Un glissement de terrain a sans doute accéléré le processus. On dit que, peu après, une première chapelle s’élève sur les ruines du vieux forum, mais aucun texte, ni aucun vestige, ne vient confirmer cette tradition.

 

Le pays change de mains, les dynasties se succèdent. Avec le morcellement de l’empire carolingien, Lyon appartient tour à tour à la Lotharingie, au royaume de Bourgogne – Provence, au Saint Empire romain germanique. La ville médiévale s’est implantée sur la bande de terre entre le pied de la colline et la Saône, où il suffit de creuser un puits pour trouver de l’eau. C’est là en particulier que s’élèvera la cathédrale Saint-Jean. Très vite la ville va s’étendre aussi sur l’autre rive. Et sur la colline, c’est vers 1170 qu’un chanoine de Saint-Jean, Olivier de Chavannes, fait bâtir une chapelle. La date est imprécise mais le fait est avéré. Elle est consacrée à saint Thomas Becket, archevêque de Canterbury, assassiné cette année-là, et qui aurait séjourné à Lyon quelques années plus tôt. La chapelle à nef unique, sans transept, possède un large clocher carré qui lui est adossé, et dont la base forme une seconde chapelle, dédiée à la Vierge, communiquant avec la chapelle principale par une petite porte.

 

En 1173 le comté du Lyonnais se sépare de la partie occidentale de ses terres, le Forez, qui reste sous le contrôle des comtes, lesquels se définissent comme les alliés des rois de France, tandis qu’à Lyon ce sont les archevêques qui prennent le pouvoir temporel, leur comté restant dans le Saint empire romain germanique. Peu après, Lyon devient une ville dite « de consulat », ce qui signifie que ses habitants – la bourgeoisie en particulier – se libèrent du pouvoir seigneurial ecclésiastique pour mettre en place un pouvoir civil afin de gérer la cité. Dans le sud de la France ce type d’administration se nomme un consulat, alors que dans le nord on parle plutôt d’échevinage. Le consulat est composé de douze consuls ou conseillers de ville (mais à Lyon on emploie aussi volontiers le terme échevins), désignés pour deux ans et renouvelables par moitié chaque année.

 

En 1192 la chapelle de Fourvière est érigée en collégiale, c’est-à-dire en église conventuelle, possédant chapitre et chanoines. Plusieurs petites constructions se groupent autour d’elle : la maison du chapitre, les maisons canoniales (une par religieux, il y en a une dizaine), le tout entouré d’un mur fermant le cloître et présentant quelques apparences de fortifications. L’église Saint-Just, dans la partie sud de la colline, et la cathédrale Saint-Jean, en contrebas, obéissent déjà au même modèle. Chaque église est ainsi au cœur d’une petite cité fortifiée. La collégiale de Fourvière va connaître une immense dévotion et subira de nombreuses transformations au cours des siècles, jusqu’à être remplacée par la célèbre et emblématique basilique Notre-Dame de Fourvière qui couronne aujourd’hui la colline.

 

En 1312 le Lyonnais est rattaché à la couronne de France. Pour rendre la justice, comme tous les comtés le Lyonnais possède alors son baillage, terme auquel on préfère ici celui de sénéchaussée, dont le chef est le lieutenant-général, sous les ordres du sénéchal.

 

En devenant française, Lyon espère reconquérir le titre de capitale qu’elle portait au temps de Rome. Il s’en faudra d’un cheveu que le projet réussisse sous François Ier. Mais Lyon devra renoncer pour se contenter du titre de capitale de l’imprimerie, avec les très nombreux imprimeurs étrangers qui viennent s’y installer au XVe siècle, capitale de la banque à-peu-près en même temps avec l’instauration des foires et leur système de crédit. C’est dans cette situation que nous trouverons la ville de Lyon au début de notre histoire, alors que le XVe siècle s’apprête à s’achever. Par la suite Lyon deviendra capitale du commerce de la soie, et finalement capitale de l’ésotérisme, lorsque son rayonnement intellectuel, flétri par l’ouverture sur l’industrie, se refermera sur lui-même et sur ses secrets.

 

Mais laissons le temps au temps… Nous commencerons par citer quelques textes essentiels, afin de bien cerner ce qui restera notre sujet principal, la Société Angélique. (...)

 

 

 Les CHRONIQUES de MARS

 

 

 

II

1491 – 1506

LE TEMPS DES PRÉCURSEURS

 

 

En ce début de l’an de grâce 1491, à Lyon et dans le Lyonnais nous sommes encore en l’année 1490. Le changement de millésime ne s’y opère en effet que pour Pâques, et c’est donc seulement ce jour-là que nous entrerons dans l’année 1491. Par conséquent, au mois de décembre 1490 a succédé le mois de janvier 1490. Dans le Dauphiné voisin par contre, l’année commençant à Noël, nous sommes bien déjà en 1491. Il suffit de alors passer d’une province à l’autre pour voyager dans le temps ! Pâques étant une fête mobile, à Lyon les années sont donc inégales et ne commencent pas à dates fixes. Cette situation pour le moins curieuse, née d’anciennes coutumes locales, ne sera régularisée qu’en 1564 lorsque sera décidé, pour toute la France, de commencer l’année le premier janvier. Mais nous n’en sommes pas encore là… Pour les historiens, qui doivent distinguer « ancien style » (jusqu’en 1564) et « nouveau style » (après 1564, le calendrier actuel), c’est un vrai casse-tête, dont nous aurons bientôt quelques exemples. Pour plus de commodité, nous avons choisi de donner toutes les dates en « nouveau style. »

 

En 1491 donc, Charles VIII, fils de Louis XI, règne depuis sept ans sur la France. Le pays est en guerre contre le duché de Bretagne, mais la défaite bretonne de Saint-Aubin-du-Cornier, en 1488, a sonné le glas de l’indépendance de la Bretagne. Le 6 décembre 1491, pour assurer la paix définitive entre le duché et le royaume de France, Charles VIII épouse Anne de Bretagne, fille du duc Henri II, âgée seulement de quatorze ans. Les Lyonnais vont vite éprouver pour la reine une affection toute particulière. Il faut dire qu’elle saura gagner leur cœur, par sa beauté et sa gentillesse, lorsqu’elle séjournera en leur bonne ville, logeant à l’archevêché, pendant les campagnes d’Italie de Charles VIII, lequel va tenter de faire valoir les droits qu’il pense avoir sur le royaume de Naples. On dit souvent que la jeune reine passe le plus clair de son temps en grossesses successives. Mais hélas aucun des six enfants qu’elle concevra avec Charles VIII ne pourra survivre.

 

C’est en 1494 que le couple royal, en route pour l’Italie, séjourne à Lyon pour la première fois. La ville est à mi-chemin du voyage, au départ de Paris, et le roi se rend vite compte de la commodité de cette situation. Il aime s’arrêter ici : c’est dans cette ville qu’il organise avec soin ses déplacements vers l’Italie, c’est là aussi qu’il se repose au retour, y retrouvant son épouse qu’il laisse à Lyon au passage. Chaque séjour est prétexte à réceptions et tournois fort prisés, qui se tiennent généralement rue Juiverie, laquelle accueillera ensuite les rois Louis XII et François Ier.

 

Le 6 mars 1494, lorsque Charles VIII et Anne de Bretagne s’arrêtent à Lyon, à cette occasion l’Hôtel des Monnaies, situé dans le Palais de Roanne, au cœur de la cité (à l’emplacement de l’actuel Palais de Justice), frappe une pièce à l’effigie des époux, la première du genre en France. Ce n’est pas une monnaie, car cette pièce à tirage très limité n’a pas cours en banque, mais la langue française ne possède pas encore de mot adéquat pour désigner un tel objet. Alors un orfèvre d’origine florentine utilise un mot de sa langue natale, medaglia, qui va bientôt entrer dans la langue française. La « médaille », conservée au Musée des Beaux-Arts de Lyon, porte la date 1493 selon le calendrier du temps, puisque le 6 mars nous sommes encore en 1493, comme expliqué précédemment : 1494 correspond à la date convertie en nouveau style. Une autre médaille glorifie le fils aîné du couple royal, Charles-Orland. Elle représente Anne de Bretagne tenant son enfant dans ses bras.

 

Lors de l’un de ses passages à Lyon, Charles VIII consulte le très renommé savant et astrologue Symon de Pharès, installé en cette ville depuis 1488, après quinze années passées à parcourir le monde. Ses prédictions impressionnent beaucoup le roi. Mais peu après, accusé de pratiques peu catholiques, condamné par l’archevêque de Lyon et par la Sorbonne, Symon de Pharès est sommé de renoncer « aux arts divinatoires, magiques ou mathématiques. » Il n’échappe que de peu au bûcher, mais ses livres, certains fort rares, sont confisqués par l’Officialité. Symon de Pharès fait alors appel au roi qui, malgré la désapprobation de l’Inquisition, décide de le protéger en le nommant son astrologue personnel. Symon pourra tranquillement finir ses jours dans son logis, près de la cathédrale Saint-Jean. Il s’éteindra peu avant l’an 1500.

 

Avec Charles VIII à Lyon une puissance tripartite se met en place : le roi, les Lyonnais, les Italiens. Ces derniers sont des marchands banquiers que le roi Charles VI avait installés là quelques décennies plus tôt, après en avoir chassé les Juifs. Lyon leur offre sa citoyenneté à condition qu’ils y résident en permanence, et qu’ils y prennent femme, ou la fassent venir de leur pays natal. Chose curieuse, la nouvelle campagne d’Italie va être financée par les Italiens. En fait, chacune des trois forces en présence a tout à gagner de l’affaire, qui va entraîner pour la ville de Lyon un évènement décisif. Les banquiers réclament en effet, en échange de leur aide, le rétablissement des foires dans cette cité, supprimées dix ans plus tôt pour cause de protectionnisme. La reprise des quatre foires annuelles, chacune durant une quinzaine de jours, entraînera le retour des marchands étrangers, ce qui a aura pour conséquence un essor économique considérable et permettra à de multiples fournitures d’origine étrangère de pénétrer dans le royaume de France. Chaque foire rassemblera jusqu’à six mille marchands, avec un système de crédit qui fera de Lyon une place bancaire de première importance.

 

Le conservateur des foires est alors un certain Claude Thomassin, descendant d’une ancienne, illustre et puissante famille lyonnaise, qui a racheté à la famille Fuers l’une des plus belles maisons de la ville, située Place du Change, là où se rassemblent les marchands, à la fin des foires, pour se faire payer leurs lettres de change. Cette demeure, dite « Maison des Bestes » en raison d’une frise qui la décore, date de la fin du XIIIe siècle. Claude Thomassin profite de la fortune que lui donne la reprise des foires pour la faire rénover, dans ce style ogival propre au XVe siècle.

 

Afin de marquer sa reconnaissance et son attachement pour la famille royale, il fait placer en façade, au-dessus des fenêtres gothiques du deuxième étage, les blasons de Charles VIII (au centre), d’Anne de Bretagne (à droite), et du Dauphin (à gauche), leur fils aîné décédé en 1495 à l’âge de trois ans. Soit pour le roi : trois fleurs de lis d’or sur champ d’azur, les armes de la France. Pour la reine : un blason composé de deux parties, à gauche les fleurs de lis, symbole de la France, à droite les mouchetures d’hermine sur fond d’argent, symbole de la Bretagne. Pour le Dauphin : un blason « écartelé », c’est-à-dire à quatre quartiers, alternant deux par deux les armes de la France et le poisson symbole du Dauphin. Ces blasons ornent toujours la façade de la « maison Thomassin », plusieurs fois restaurée.

 

À quelques pas de là, rue Saint-Jean, dans une maison Renaissance située aujourd’hui au numéro 17, on retrouve les mêmes blasons mais de manière plus discrète, puisqu’ils ornent les croisées d’ogives, au plafond du couloir donnant accès à la cour intérieure. On doit cette décoration à un certain Claude le Charron, lui aussi descendant d’une vieille famille lyonnaise, propriétaire de ladite maison à cette époque. Claude le Charron est docteur ès droit, procureur du roi puis conseiller de ville en 1496. Cette maison va nous intéresser plus particulièrement, car elle sera ensuite propriété de Nicolas de Lange, et lieu de réunion possible de la Société Angélique.

 

Le règne, et la vie, du roi Charles VIII seront de courte durée. Le 7 avril 1498 il heurte bêtement de la tête un linteau de porte trop bas, dans le château d’Amboise, et en meurt, à l’âge de vingt-sept ans. Anne de Bretagne se retrouve veuve. Son contrat de mariage a prévu cette éventualité, en précisant qu’elle ne pourra alors qu’épouser le successeur de Charles VIII. Mais avec ce roi, seul fils de Louis XI, sans héritier, s’est éteinte la race des Valois directs. La couronne échoit aux Valois-Orléans, en la personne du petit-neveu de Charles VI, qui règnera sous le nom de Louis XII. Trois jours après la mort de son royal époux, le principe du remariage d’Anne de Bretagne avec le nouveau souverain est acquis.

 

Il existe une légende, qui circule en Bretagne autour de la forêt du Gâvre, racontant de quelle manière Anne va s’unir au roi de France. La belle « duchesse en sabots », comme on l’appelle, se fait tirer l’oreille, et prend le temps de la réflexion chez son tuteur le duc de Rohan, dans son castel de Bleing. Elle n’a que faire des cadeaux que Louis XII lui envoie par ses barons pour la demander en mariage. Au diable, la couronne de France, « mieux vaut mort que souillure ! » Elle préfère « couronne de bruyère, sabots de bois, Bretagne, liberté… » En fait, elle aimerait que le roi se déplace en personne. Un jour au petit matin, elle s’enfuit du château par les souterrains et se retrouve au milieu des bois, sous le Chêne au Duc, « vrai roi de la forêt. » Mais en la voyant, une pie se met à jacasser, bien vite imitée par d’autres. Anne les maudit car leur tintamarre est tel qu’il peut trahir sa présence. Les jacassements en effet attirent les « gens de France », partis à sa recherche. Ceux-ci ont une grande nouvelle à lui annoncer : le roi Louis XII s’est déplacé en personne, éperdu d’amour, pour la supplier. Anne consent alors au mariage. Belle histoire, riche d’enseignements cachés comme nous le verrons bientôt.

 

La cérémonie est célébrée le 8 janvier 1499. Quelques mois plus tard naît Claude de France, la première fille du couple. En même temps, Louis XII poursuit les guerres d’Italie entreprises par son prédécesseur et envahit le Milanais. Mais à Lyon, c’est surtout son épouse, leur chère Anne de Bretagne, reine de France pour la deuxième fois, qui nourrit les conversations.

 

15 mars 1500 : Lyon est en fête, Anne de Bretagne revient dans la ville au bras de son nouvel époux le roi Louis XII. À cette occasion une nouvelle médaille en or est offerte au couple royal. De grand diamètre (plus de onze centimètres), elle a été fondue par deux orfèvres, Jean et Colin Lepère, d’après la matrice exécutée par Nicolas Leclerc et Jean de Saint-Priest, « maîtres tailleurs d'images », qui se sont inspirés des célèbres portraits de Jean Perréal. C’est un dessinateur et peintre dont Anne de Bretagne apprécie particulièrement le talent. Elle le chargera de concevoir le tombeau de ses parents, le duc François II et Marguerite de Foix. La médaille représente à l’avers le buste de Louis XII, de profil et tourné à droite, coiffé d’un mortier avec couronne et portant le collier de l’ordre de Saint-Michel, sur champ de fleurs de lis, symbole de la France. On lit en légende : felice. lvdovico. regnate. dvodecimo. cesare. altero. gavdet. omnis. nacio. (Sous l'heureux règne de Louis XII, toutes les nations jouissent d'un autre César).

 

Sur les deux faces, la légende s’accompagne d’un lion, symbole de la ville. Au revers, la médaille représente le buste d’Anne de Bretagne, de profil et tournée vers la gauche, la tête coiffée d’un voile et ceinte de la couronne royale. Le champ divisé en deux parties verticales reprend les fleurs de lis à gauche et les mouchetures d’hermine à droite, symboles de la France et de la Bretagne. En légende on peut lire : lvgdvn. re. pvblica. gavdete. bis. anna. regnante. benigne. sic. fvi. confl. ata. 1499. (Lorsque la République de Lyon se réjouissait du second règne de la bonne reine Anne, je fus ainsi fondue, en 1499 – date toujours en ancien style). La mention « République de Lyon » est évidemment curieuse, mais sous l’Ancien Régime le mot république désigne toute forme d’État. En l’occurrence il s’agit de la communauté des bourgeois lyonnais, qui pour gérer leur ville ont réussi à se dégager de l’emprise de leur seigneur, comte et archevêque, pour se grouper en une municipalité indépendante, le consulat, composé d’échevins ou conseillers de ville. On retrouvera cette mention sur l’épitaphe de Nicolas de Lange. (...)

 

 

 

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1594 – 1606

LE TEMPS DE LA PAIX

 

 

 

Henri IV avait bien compris que le ralliement des seigneurs catholiques ne serait pas unanime tant qu’il n’aurait pas abjuré. Le 25 juillet 1593 à Saint-Denis il s’est convertit officiellement au catholicisme. On lui a prêté pour l’occasion la célèbre phrase « Paris vaut bien une messe. » Il sera sacré en la cathédrale de Chartres le 25 février 1594, et entrera dans Paris le 22 mars. Les Français voient le bout du tunnel et la paix tant espérée paraît proche désormais.

 

Après cinq ans de Ligue, les Lyonnais, excédés par les prises de positions trop personnelles de leur gouverneur le duc de Nemours, finissent par s’emparer de lui et l’enfermer au château de Pierre-Scize. Le 7 février 1594 les échevins contrôlent la ville, et Lyon reconnaît à son tour l’autorité d’Henri IV. Nicolas de Lange et son gendre rentrent au château de Cuire, en attendant qu’on leur ouvre les portes de Lyon. Le matin du 8 février on leur envoie deux échevins, trois capitaines et de nombreux notables. Le retour sera triomphal. Nicolas de Lange et son gendre embarquent à bord d’un bateau, qui descend la Saône jusqu’à Saint-Jean. On imagine l’émotion qui doit les étreindre à revoir cette ville, qu’ils ont tant servie, et ses habitants qui tous arborent la fameuse écharpe blanche, signe du ralliement à Henri IV. Ils vont se recueillir dans la cathédrale où ils assistent à un office, puis sous les acclamations de la foule ils regagnent leurs demeures lyonnaises, où ils seront occupés jusque tard dans la soirée à recevoir tous leurs amis retrouvés.

 

Dès le lendemain 9 février, Nicolas de Lange et Balthazar de Villars sont invités à une séance solennelle du consulat, dont les délibérations sont consignées sur le registre des actes consulaires de l’année 1594, conservé aux Archives municipales de Lyon. On y apprend que comparaissent d’abord ce jour-là à l’Hôtel de Ville :

 

« …les nommés Jacquet, Vist, Valentin, Court et Clochabaud, qui sont les cinq eschevins retenus en charge pour le reste de ladicte année. »

 

Les sept autres échevins sont des ligueurs qui s’étaient maintenus illégalement durant les troubles, et qui sont priés de démissionner. Puis comparaissent :

 

« …ung grand nombre de notables, entre lesquels se sont trouvez Messieurs Mres Nicolas de Lange, president es seneschaussée et siege presidial de ladicte ville, Baltazard de Villars, lieutenant general civil es seneschaussée et siege presidial… »

 

Le premier est nommé conseiller de ville pour la seconde fois, le second est prié d’assister aux assemblées du consulat en sa qualité de lieutenant général. Ils participeront donc à d’autres réunions, comme en témoignent leurs émargements sur le registre du consulat.

 

Le 31 mars, lors d’une nouvelle séance, Nicolas de Lange réclame un serment d’obéissance au roi, et impose que ce serment soit exigé aussi du clergé. Au mois de juin, Lyon accueille Pomponne Bellièvre. Nicolas de Lange et Balthazar de Villars font partie des notables qui vont le saluer, et ce dernier lui adresse un discours, allégorique comme il les aime, où se ressent tout le poids des éprouvantes années de guerre :

 

« Depuis que Dieu a faict jouer les ressorts de sa providence sur ce royaume, & a dessillé les yeux des habitants de ceste ville, […] Nous commençons a voir le port de nostre calamité, la fin de nos miseres, & esperons que le navire françois, lequel a flotté, & dans lequel nous avons connu une iresperilleuse fortune d’un entier naufrage, surgira au port de salut, de paix… »

 

Discours consigné, comme toutes les harangues de Balthazar de Villars, dans le livre qu’il tient soigneusement au fil des années.

 

Le 4 septembre 1595, lors de l’entrée du roi Henri IV à Lyon, Nicolas de Lange prononcera un discours remarqué pour l’accueillir. Balthazar de Villars fera de même en déclamant une tirade emplie de louanges à la gloire du roi :

 

« Dieu ne vous a pas donné simplement le septre en main & le septre des françoys qui par-dessus toutes les nations du monde sçavent honorer & servir leurs rois, mais il vous a aussy orné d’une prudence extraordinaire pour manier une telle puissance… »

 

Henri IV va modifier considérablement l’organisation municipale lyonnaise. Il réduit à quatre le nombre des échevins, auxquels il ajoute un prévôt des marchands, fonction équivalente à celle d’un maire aujourd’hui. Il se réserve le droit de nommer le premier, droit dont il conservera le privilège malgré ses promesses. C’est René Thomassin qui inaugure la charge, suivi en 1598 par Balthazar de Villars.

 

À peine revenu à Lyon, Nicolas de Lange est devenu propriétaire d’un petit immeuble, à l’angle de la rue Ferrachat et de la rue de l’Ours (actuelle rue du Doyenné), voisin de sa maison du « jardin des Antiques » qui avait été celle de son oncle Claude Bellièvre. De même deux maisons proches, dans la rue Saint-Pierre-le-Vieux (actuelle rue Laurent Mourguet), sont mentionnés comme lui appartenant, mais on manque de précisions à leur sujet. Par héritages ou acquisitions, Nicolas de Lange se retrouve ainsi propriétaire d’une douzaine de maisons, immeubles ou terrains, rien que dans la ville de Lyon, auxquels il faut ajouter les châteaux et seigneuries de Laval, Dommartin, Cuire, et des rentes à Chaponost. Mais il doit aussi régler les problèmes posés par l’administration de ces domaines. Par exemple il possède et contrôle le port de Cuire, en contrebas de son château, où un bateau assure le service de la traversée de la Saône, plusieurs fois par jour, pour passagers ou marchandises. Pendant son absence, le marinier a négligé ses fonctions et les riverains s’en sont plaints.

 

L’historien Papire Masson, qui est son contemporain, décrira Nicolas de Lange comme un homme grand, bien fait, les yeux bleus, la barbe et les cheveux blancs, empreint de bonne foi, de candeur, de modestie et d’humanité. Après toutes ces années agitées, il va pouvoir goûter aux charmes d’une vie plus tranquille, et profiter de sa vieillesse pour revenir à ses passions de jeunesse. Nicolas de Lange et son gendre reprennent avec plaisir le chemin de Fourvière. Quarante ans après sa création, la Société Angélique renaît de ses cendres, et elle a trouvé en Balthazar de Villars un successeur tout désigné à son fondateur. Parallèlement, la nouvelle collégiale de Fourvière, enfin terminée, attire à nouveau la foule des fidèles et des pèlerins vers la colline.

 

Les murs de l’Angélique, la petite mais belle maison construite en haut du domaine du même nom, résonnent à nouveau des bruits des conversations érudites d’autres genres de pèlerins. Aujourd’hui encore, plus de quatre siècles après, les pierres semblent en avoir conservé le souvenir, et le lieu paraît toujours aussi « chargé » de subtils effluves. Flâner dans l’ancien domaine – redevenu privé après avoir été un jardin public – est un privilège rare qui permet de se nourrir de son ambiance particulière. On croit voir l’ombre de quelque fin lettré se pencher sur les inscriptions d’une pierre antique, ou seulement admirer la vue sur la vallée de la Saône et les Monts d’Or lyonnais.

 

Plusieurs des membres de la Société ont quitté ce monde durant les dernières années : la poétesse Jacqueline Stuart (1586), le poète Charles Fontaine (1588), le botaniste et écrivain Jean du Choul, fils de Guillaume (après 1588), l’historien Guillaume Paradin (1590). Parmi les proches encore vivants on peut citer Pomponne Bellièvre, rappelé à de hautes fonctions par Henri IV qui le nomme chancelier de France. Il décèdera à Paris le 5 septembre 1607.

 

En 1594 le poète parisien Jean Godard publie à Lyon ses œuvres en deux volumes, contenant une élégie à Nicolas de Lange. Elle commence par ces vers :

 

« Ainsi fais-tu, de Lange, en ce siecle pervers

Ou les plus beaux estés ne sont que des hyvers,

Venerable en vieillesse, en longue barbe et aage,

Venerable en vertu encore davantage ; »

 

Puis le poème se poursuit par une évocation de ses nouvelles activités :

 

« Tu jouys a souhait des muses et des livres,

Dans ta maison de Cuyres ou tu te tiens enclos

Pour jouyr bienheureux du livre et du repos,

Et pour passer ton temps une partie a lire,

Une partie aussi quelquefois a escrire.

[…]

Ainsi tu fais paroistre active ta vieillesse

Autant comme autrefois sage fut ta jeunesse. »

 

Nicolas de Lange, bien que septuagénaire encore alerte, ressent malgré tout le poids des ans. Il se démet de ses fonctions de président du Présidial et de premier président du Parlement de la Dombes, au profit de son gendre, le 21 mars 1597.

 

Des jours plus heureux semblent se profiler à l’horizon, malgré la guerre qu’Henri IV vient de déclarer à l’Espagne. Le 30 avril 1598 le roi signe l’édit de Nantes reconnaissant la liberté de culte aux protestants, et deux jours plus tard il ratifie le traité mettant fin aux hostilités contre l’Espagne. Après des décennies de guerres, la France connaît enfin la paix.

 

Pour la Société Angélique, il est temps de recruter de nouveaux adeptes. Parmi ceux qui sont pressentis, on peut évoquer les Urfé, Honoré le futur auteur de L’Astrée et son frère Anne, bailli du Forez, et surtout le chanoine Loys Papon. D’origine forézienne lui aussi, né en 1535, il est l’auteur d’une pièce de théâtre inspirée des évènements de la Ligue, jouée à Montbrison en 1588. En 1597 il compose pour Marguerite de Valois, l’épouse d’Henri IV toujours isolée à Usson, un hymne poétique destiné à la seule reine. C’est un petit bijou de cryptographie, que j’ai tenté de déchiffrer dans le tome II de La Société Angélique. Le manuscrit enluminé sera intégré au Supplément aux œuvres du chanoine Loys Papon édité à peu d’exemplaires en 1860, dont on peut consulter la version numérisée sur Gallica, le site Internet de la Bibliothèque Nationale.

 

Le texte est essentiellement poétique mais ses illustrations, certaines très nettement inspirées des gravures du Songe de Poliphile, sont à comprendre par la Langue des Oiseaux ou le grimoire, et ne semblent pas être autre chose qu’une invitation à rejoindre la Société Angélique. L’ouvrage contient en particulier ce que l’on peut considérer comme son emblème, un ange à l’intérieur d’une grande lettre A. La phrase « Guide-moi su la terre » colle au plus près l’A et son ange. « Colle l’A de l’ange » donnant phonétiquement « colas de Lange », soit la fin du nom Nicolas de Lange, il était facile de conclure à un codage « en bon lanternois. » Restait à trouver un début de phrase logique. La formule « guide-moi su la terre » contenant une faute (SU au lieu de SUR) – qui accessoirement réduit le nombre de lettres à dix-sept – il paraissait évident que la formule était à contester, à considérer comme un déni. D’où ma proposition : « Guide-moi su la terre déni colle l’A de l’ange = Guide-moi sur la terre de Nicolas de Lange. » Phrase qui peut aussi se comprendre « Guide-moi, savoir angélique » : voir le tome II pour plus de détails à ce sujet.

 

Le 15 août 1599 on déplore le décès de Louise Grolier, seconde épouse de Nicolas de Lange. Elle est inhumée dans la chapelle des Lange, en l’église Saint-Georges. La même année décède Gabrielle d’Estrées, depuis longtemps la maîtresse d’Henri IV. Cette disparition, il faut bien le dire, est accueillie avec soulagement par les proches du roi, dont son ministre Sully qui n’approuvait pas l’idée qu’Henri IV puisse se remarier avec cette courtisane. L’Église, de son côté, traînait les pieds pour annuler l’union du roi avec Marguerite de Valois, qui vit toujours en Auvergne, dans sa forteresse d’Usson. La sulfureuse maîtresse décédée, le pape consent enfin à l’annulation du mariage du roi. Marguerite de Valois accepte cet arrangement, à condition qu’Henri IV, qui n’a toujours pas d’héritier officiel, épouse une princesse de sang digne de son rang. Nous connaissons le contenu précis des courriers échangés entre le roi et son épouse, grâce à Balthazar de Villars qui les recopie dans le livre où il consigne ses harangues. Comment en a-t-il eu connaissance ? Nous tenterons prochainement d’avancer une hypothèse.

 

La lettre d’Henri IV, rédigée dans ce beau français qui le caractérise, commence ainsi :

 

« Ma seur, les delegués de nostre sainct pere, pour juger la nullité de nostre mariage, ayans en fin donné leur sentence à nostre commung desir & contentement, je n’ay voulu differer davantage à vous visiter sur telle occasion tant pour vous en informer de ma part que pour vous renouveller les assurances de mon amitié. »

 

Le mot sœur est alors une marque d’affection, de la part du roi qui souhaite que ses relations avec Marguerite de Valois conservent au moins l’apparence d’une estime fraternelle. Henri IV poursuit en remerciant son épouse de son amitié et en l’assurant de la sienne en retour, lui promettant de veiller sur elle désormais. Puis il conclut en lui recommandant de se consoler. Marguerite répond :

 

« Monseigneur, vostre majesté (a l’imitation des dieux) ne se contante pas de consoler les creatures des biens et faveurs, mais daigne encore les regarder & consoler en leur affliction. »

 

Le reste de la lettre est à l’avenant, une suite de politesses de façade et de formules convenues. Marguerite glisse cependant le rappel de son vœu d’une union digne pour son futur ex-époux :

 

« … que ce soit une pourtant qui a l’ame & la naissance telle que je l’ay. »

 

Le 17 décembre 1600 Henri IV épouse à Lyon, en la cathédrale Saint-Jean, Marie de Médicis, qui lui donnera rapidement un fils. Pour la petite histoire, on sait que le mariage a été consommé dès le 9 décembre !

 

L’an 1600, qui marque la sortie de cette sombre période de guerres et le retour à des préoccupations à la fois plus futiles et plus culturelles, est aussi celui de la nouvelle traduction du Songe de Poliphile par François Béroalde de Verville, précédée de son Recueil stéganographique. La bonne société française, meurtrie par les guerres fratricides, renoue avec ses amours de la Renaissance et son goût pour les mystères de l’Antiquité. La publication du roman d’Honoré d’Urfé, L’Astrée, transposition du mythe de l’Arcadie, dont la première partie paraîtra en 1608, s’inscrira parfaitement dans cette démarche. L’Astrée, c’est la jeune fille étoilée, la constellation de la Vierge, la stella matutina, cette étoile du matin dont il nous faudra découvrir le sens mystique caché sous le voile de l’art.

 

En 1603 Nicolas de Lange a l’honneur de voir une médaille frappée à son effigie, œuvre de Philippe Lalyame. Elle représente à l’avers le buste de Nicolas, ce qui constitue le seul portrait que l’on ait de lui. Au revers on voit Apollon tenant une lyre, nu mais le dos couvert d’une cape, et dans le champ deux monnaies d’Auguste. La scène est entourée de ces mots : Veterum volvit monumenta virorum, qui reprennent le vers 102 du Livre III de L’Énéide de Virgile, veterum volvens monumenta virorum. Sauf que l’on a remplacé volvens par volvit, autrement dit le verbe volvo (dérouler, au sens figuré, développer) est conjugué à la troisième personne de l’indicatif présent, au lieu du participe présent. En modifiant de même façon la traduction habituelle de ce vers en français, on obtient cette phrase résumant la passion de Nicolas de Lange pour l’Antiquité et son désir de partager ses connaissances : « Des anciens temps gravés dans sa mémoire, à nos regards il développe l’histoire. » On peut voir un exemplaire de cette médaille au Musée des Beaux-Arts de Lyon.

 

Le 7 décembre 1604, Nicolas de Lange est invité, en qualité d’ancien échevin, à la séance solennelle du consulat marquant la prise de possession de la maison de la Couronne, qui deviendra le nouvel Hôtel de Ville. Bel ensemble Renaissance, cet immeuble s’élève rue Poulaillerie dans le quartier du Bourg de Lyon, entre l’église Saint-Nizier et celle des Cordeliers C’est la dernière manifestation publique à laquelle il prend part. Cette maison de la Couronne, abandonnée en 1652 au profit de l’Hôtel de Ville de la place des Terreaux, est devenue aujourd’hui le Musée de l’imprimerie, où sont conservés tant de souvenirs et documents précieux de cette époque.

 

Nicolas de Lange décède en son château de Cuire le 4 avril 1606, quelques jours avant son quatre-vingt unième anniversaire. Il est inhumé le surlendemain. Il rejoint ses aïeux, ses parents, ses épouses et ses enfants décédés, dans la chapelle funéraire des Lange de l’église Saint-Georges. Son gendre Balthazar de Villars organise des obsèques somptueuses et fait orner sa pierre tombale d’une épitaphe, soigneusement relevée par Papire Masson, et même dit-on composée par lui. En voici le texte :

 

 

 

QUI ME CALCAS, CALCABERIS ET TU

 

D. O. M.

 

HEU ! VIATOR, QUI PEDE HANC PREMIS HUMUM,

 

SISTE PAULISPER, ET MECUM MORTALIUM SORTEM

 

LUGE. N. LANGEUS, N. FILIUS, HIC JACET, VIR

 

EXIMIÆ VIRTUTIS, AVITÆ RELIGIONIS CULTOR,

 

ANTIQUARIÆ REI ET NUMISMATUM INDAGATOR,

 

LVGD. REIP. COSS. II, QUI CUM JURI TRIBUENDO

 

XL ANN. INTEGERRIME PRÆFUISSET, ET MENTEM

 

SANAM IN CORPORE SANO USQUE AD LXXXI

 

PROTULISSET, TANDEM FATO CESSIT, ET MORTALEM

 

HANC CUM ÆTERNA VITA COMMUTAVIT. TU

 

VIVE ET VALE, MEMOR CONDITIONIS TUÆ, ET

 

QUOD AB ALIIS EXSPECTAS, TANTO VIRO EXPENDE

 

PIETATIS OFFICIUM.

 

BALTH. VILLIARUS, LUGD. AGRI PRÆSES ET PRÆTOR,

 

SENAT. DOMB. PRINCEPS, SOCERO MŒRENS.

 

P. C.

 

 

 


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