GERARD de NERVAL et la pensée hermétique

Jean-Pierre Bayard

prix // 22 €


Introduction au Voyage en Orient

 

Où comptez-vous aller, en quittant mes États ? demanda le roi Salomon avec une feinte insouciance. - À Tyr, répliqua sans hésiter l’artiste : je l’ai promis à mon protecteur, le bon roi Hiram, qui vous chérit comme un frère, et qui eut pour moi des bontés paternelles. Sous votre bon plaisir, je désire lui porter un plan, avec une vue en élévation, du palais, du temple, de la mer d’airain, ainsi que des deux grandes colonnes torses de bronze, Jakin et Booz, qui ornent la grande porte du temple.

 

Dans ce chef-d’œuvre de la Tradition initiatique occidentale qu’est le Voyage en Orient, Gérard de Nerval, dans la quatrième partie de son ouvrage, restituée ici in extenso – texte essentiel si souvent cité partiellement, et pourtant rarement lu dans son contexte originel – l’auteur, empruntant un sentier mystérieux parfumé de tous les encens d’Égypte, nous conte de la plus belle des manières, se servant des légendes ancestrales, des récits de voyages, et des rituels cachés, les vérités inconnues des secrets mystagogiques, nous instruisant notamment du grade de Maître.

 

Jean-Pierre Bayard dans une introduction lumineuse nous dévoile la nature des éléments épars ; biographiques, historiques, symboliques et initiatiques, pour mieux nous faire appréhender la prose onirique et enflammée de l’écrivain fou d’Hermétisme.

 

Avec Jean-Pierre Bayard soyons certain que : « Gérard de Nerval nous a légué la chaîne indiscontinue de la pensée traditionnelle dans la langue la plus limpide en nous faisant parcourir le chemin du soleil des pôles. »

 

Un texte mythique de Gérard de Nerval - Le Voyage en Orient – Les Nuits du Ramazan - Introduit et commenté par Jean-Pierre Bayard  - Sommaire / Avant-propos - Jean-Pierre Bayard / Gérard de Nerval et la pensée hermétique. - Introduction au Voyage en Orient - Annexe I - Gérard de Nerval / Le Voyage en Orient ; Les Nuits du Ramazan - (Les Conteurs) - Annexe II - Gérard de Nerval / Les Illuminés (Cagliostro et le XVIIIe siècle) - Annexe III – Arcadia / Gérard de Nerval et le secret de la Licorne.


230 pages


ISBN 2755100192


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Article



(extrait)


« Pour servir les desseins du grand roi Salomon, son serviteur Adoniram avait renoncé depuis dix ans au sommeil, aux plaisirs, à la joie des festins. Chef des légions d’ouvriers qui, semblables à d’innombrables essaims d’abeilles, concouraient à construire ces ruches d’or, de cèdre, de marbre, et d’airain que le roi de Jérusalem destinait à Adonaï et préparait à sa propre grandeur, le maître Adoniram passait les nuits à combiner des plans, et les jours à modeler les figures colossales destinées à orner l’édifice. Il avait établi, non loin du temple inachevé, des forges, où sans cesse retentissait le marteau, des fonderies souterraines, où le bronze liquide glissait le long de cent canaux de sable, et prenait la forme des lions, des tigres, des dragons ailés, des chérubins, ou même de ces génies étranges et foudroyés, races lointaines, à demi perdues dans la mémoire des hommes. Plus de cent mille artisans soumis à Adoniram exécutaient ses vastes conceptions : les fondeurs étaient au nombre de trente mille, les maçons et les tailleurs de pierres formaient une armée de quatre-vingt mille hommes, soixante et dix mille manœuvres aidaient à transporter les matériaux. Disséminés par bataillons nombreux, les charpentiers épars dans les montagnes abattaient les pins séculaires jusque dans les déserts des Scythes, et les cèdres sur les plateaux du Liban. Au moyen de trois mille trois cents intendants, Adoniram exerçait la discipline et maintenait l’ordre parmi ces populations ouvrières qui fonctionnaient sans confusion. Cependant l’âme inquiète d’Adoniram présidait avec une sorte de dédain à des œuvres si grandes. Accomplir une des sept merveilles du monde lui semblait une tâche mesquine. Plus l’ouvrage avançait, plus la faiblesse de la race humaine lui paraissait évidente, plus il gémissait sur l’insuffisance et sur les moyens bornés de ses contemporains. Ardent à concevoir, plus ardent à exécuter, Adoniram rêvait des travaux gigantesques, son cerveau, bouillonnant comme une fournaise, enfantait des monstruosités sublimes, et tandis que son art étonnait les princes des Hébreux, lui seul prenait en pitié les travaux auxquels il se voyait réduit. C’était un personnage sombre, mystérieux. Le roi de Tyr, qui l’avait employé, en avait fait présent à Soliman. Mais quelle était la patrie d’Adoniram ? Nul ne le savait ! D’où venait-il ? Mystère. Où avait-il approfondi les éléments d’un savoir si pratique, si profond et si varié ? On l’ignorait. Il semblait tout créer, tout deviner et tout faire. Quelle était son origine ? À quelle race appartenait-il ? C’était un secret, et le mieux gardé de tous, il ne souffrait point qu’on l’interrogeât à cet égard. Sa misanthropie le tenait comme étranger et solitaire au milieu de la lignée des enfants d’Adam, son éclatant et audacieux génie le plaçait au-dessus des hommes, qui ne se sentaient point ses frères. Il participait de l’esprit de lumière et (…). »

 

 

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Gérard de Nerval et la pensée hermétique

 

introduction au Voyage en Orient

 

 

 

 

 

Dans le destin de Gérard de Nerval, ce poète assassiné par la vie, il ne manque rien : ni la détresse, ni la grandeur, ni les misères morales ou physiques. Nous sommes en présence d'un être humain, désarmé devant nos contingences, mais qui par contre n'est que chant, amour et sensibilité.

 

Je suis le ténébreux, le veuf, l'inconsolé

Le prince d'Aquitaine à la tour abolie :

Ma seule étoileest morte, et mon luth constellé

Porte le soleil noirde la mélancolie.

 

Ces quatre vers d'un de ses poèmes les plus connus résument la sentimentalité de cet homme lucide qui se débattit dans les prisons du rêve et de la folie pour mourir dans d'étranges conditions. Il est le veuf, l'amant incompris qui poursuit un mirage inaccessible ; cet inconsolé se rapproche de La Veuve et de ses enfants, les Francs-Maçons. Cet alchimiste, ce chercheur d'absolu, avide de beauté, ce poète au luth constellé, a l'âme fière. Il est de caractère chevaleresque et si le siècle abolit sa tour, il n'en reste pas moins un prince dont le blason est de haute noblesse lyrique, bien que pour l'état civil, Gérard de Nerval se nomme Gérard Labrunie, de Nerval provenant du nom d'une petite terre lui appartenant près de Mortefontaine, dans la région de Senlis.

 

Né à Paris le 22 mai 1808 à vingt heures, il passa sa prime enfance chez son grand-oncle à Mortefontaine, sa mère étant morte deux ans après sa naissance ; son père, médecin, est attaché aux services de l'armée du Rhin. Après de bonnes études au lycée Charlemagne - en compagnie de Théophile Gautier - Gérard publie à dix-huit ans sa traduction du Faust de Goethe, ce qui lui vaut un durable succès ; or Goethe (1749-1832) qui complimente ce très jeune écrivain est franc-maçon, ayant été initié à la loge Amalia de Weimar vers 1780 : n’y a-t-il pas quelque rapprochement à faire en songeant que Nerval a pu avoir des rapports avec quelque société secrète allemande ? Le 14 novembre 1829, Gérard de Nerval prononce un discours en vers lors de la « Distribution des prix d'émulation et d'encouragement aux moniteurs et aux maîtres des écoles élémentaires gratuites des garçons de la Ville de Paris » ; or cette manifestation est organisée par la loge Les Sept Ecossais Réunis dont son ami Pierre Gérard Vassal (1769-1840) a été le Vénérable et qui, depuis 1827, est le président du Grand Collège des Rites, (Vassal l'a conseillé dans le monde de l'ésotérisme à partir de son étude Cours complet sur la Franc- Maçonnerie parue en 1827).

 

Dans sa correspondance Gérard se dit "Louveteau", c'est-à-dire le fils d'un Franc-Maçon, ce qui est exact puisque son père, le docteur Labrunie, chirurgien, partageait les travaux maçonniques des "Enfants de Mars" à l'Orient mobile du 27e régiment d'Infanterie de Ligne, loge dont le chirurgien en chef Dominique Jean Larrey (1766-1842) a été le Vénérable. Après la mort de son épouse en Silésie, l'officier Labrunie, continue la campagne militaire et confie son fils à la garde de son grand-oncle, Antoine Boucher, athée, épris d'ésotérisme, cabaliste qui a eu une forte influence sur ce jeune garçon épris d'idéalisme. À Mortefontaine, le jeune
Gérard a pris connaissance des Entretiens du Comte de Gabalis de l’Abbé de Villard, il a entendu parler des Rose-Croix, il connaît les traités d'alchimie de Van Helmont. Il a lu Louis-Claude de Saint-Martin ; il ressent l'influence de Cagliostro, du Comte de Saint-Germain, de Mesmer, de Choderlos de Laclos, de Cazotte, de Restif de la Bretonne. La littérature du XVIIIe siècle explore le surnaturel, l'inconnu ; Nerval aime les personnages d'Hoffmann, de Heine et partage avec Nodier ce goût de l'inquiétude spirituelle. Ces deux auteurs ont le même penchant pour les sociétés secrètes, avec des élans romantiques. Mais Nerval, amoureux de la campagne, des bois, recherche la connaissance dialectique car cette science détient les clefs de la nature, de la structure du cosmos.

 

Antoine Boucher meurt le 30 mai 1820. Le docteur Labrunie qui a maintenant sa clientèle à Paris, se préoccupe de l'éducation de son fils alors âgé de douze ans ; il le prend avec lui et luifera suivre des études de médecine jusqu'en 1834. En 1832 alors que sévit le choléra Gérard visite des malades en compagnie de son père. Contrairement à ce qui a été souvent écrit, les relations familiales paraissent acceptables. Il est fort vraisemblable que le thème de la Franc-Maçonnerie a été abordé par les deux hommes et que le jeune Gérard a pu poursuivre, avec Pierre Gérard Vassal, ses lectures débutées à Mortefontaine.

 

À vingt-trois ans, deux drames de Nerval, Le Prince des Sots et Lara sont joués à l'Odéon ; mais c'est un être instable qui a besoin de voyager, de s'évader, de s'étourdir. Il goûte le charme des vieilles voitures qui filent à grands cahots au gré des routes. Le poète a horreur des itinéraires traditionnels, des horaires réguliers des chemins de fer. Nerval visite principalement la Belgique, la Hollande, l'Allemagne, I'Autriche, souvent en compagnie de son ami intime, Alexandre Dumas à qui il présente Auguste Maquet : de cette rencontre naît cette fructueuse collaboration littéraire donnant naissance à une épopée qui s'adresse à tous les âges.

 

Nerval veut accroître sa vision. Les souvenirs personnels pénètrent son œuvre, s'incorporent aux textes poétiques dont nous ne connaîtrons jamais toute la signification. Mais le poète romantique rédige aussi de longs rapports pour le gouvernement de Louis-Philippe. C'est ainsi qu'il obtient une mission officieuse en Autriche, puis en Égypte. À Vienne, en 1839, il rencontre Marie Pleyel et Liszt. En février 1841, il subit une première attaque de folie. Inquiet, surmené, accablé de soucis matériels, Nerval est entré volontairement dans la maison de santé du docteur Blanche car il veut échapper aux forces de l'ombre, de la folie, de la mort. Crise sans gravité, et lorsque Théophile Gautier, Alexandre Dumas, Arsène Houssaye lui rendent visite, l'un d'eux lui demande ce qui a pu l'amener dans cette retraite, tant il paraît lucide. Nerval répond malicieusement : « Que voulez-vous ? Il parait que j'ai attrapé une fièvre chaude et qu'elle s'est compliquée de médecins ! »

 

Guéri, il s'embarque à Marseille le 1e janvier 1843 pour Malte et l'Égypte. S'il goûte le charme des vieux usages, il fréquente aussi la bibliothèque du Caire afin de renouer avec des coutumes disparues ou pour s'instruire sur les religions existantes ; il se rend à Constantinople pour renseigner le gouvernement français. Toutes ces notes - dont nous trouvons des échos dans sa correspondance - montrent un autre aspect de Nerval : un homme positif et lucide qui sait regarder, comprendre, assimiler l'âme du pays étranger. Le Ministère des Affaires Étrangères est intéressé par ces témoignages qui ne sont pas des renseignements d’espionnage, mais une interprétation de l’atmosphère d'un pays. En 1844 avec Arsène Houssaye il est à Anvers, mais Londres l'attire en 1845. En 1846, il renoue avec ses impressions d'enfance en écrivant Angélique et surtout Sylvie. Grâce à cette amie d'enfance, dans un cadre champêtre, il reflète le thème de la lumière, de la pureté, de l'émotion créatrice. Près d'Ermenonville, ce paradis possède la fraîcheur d'un monde enchanté où la vapeur de la terre chastement voluptueuse exprime l’impalpable transparence ; face à l’innocence retrouvée s’oppose la frivolité de Paris, de l’actrice Jenny Colon. Par ce rêve éveillé, Nerval dose son émotion et semble vouloir échapper aux forces de l'ombre. Par sa lettre du 5 novembre 1853 adressée à Maurice Sand, le fils de la célèbre romancière, Nerval définit des motifs d'illustration de ce

thème champêtre : un paysage de Watteau....

 

Après ses pérégrinations en Allemagne, il a recours en 1850 aux soins du docteur Blanche.

À la fin de son dernier séjour à la clinique de Passy, il adresse le 17 octobre 1854 une lettre agressive à son bon médecin qui ne paraît pas avoir été initié : « Je ne sais si vous avez trois ans ou cinq ans, mais j'en ai plus de sept.» Doit-on prendre au sérieux cette assertion, qui n'est sans doute qu'une nouvelle divagation ayant pour but de se faire craindre, puisque par ailleurs, il s'est déclaré plusieurs fois « fils de maçon et simple louveteau », ce qui paraît plus exact, bien qu'il ait affirmé à George Sand, dans sa lettre du 23 novembre 1853, que « l'acacia lui est connu ». Les recherches dans les principales obédiences françaises pour démontrer son appartenance à l'Ordre sont d'ailleurs restées vaines. Puis il effectue d'autres voyages, notamment en Belgique, avant de trouver la mort dans des conditions mal définies, un 26 janvier 1855.

 

Gérard de Nerval est ainsi disparu à l'âge de quarante-six ans et sur cette vie assez courte il convient de déduire encore les deux années passées en liberté surveillée dans les cliniques. Resté digne dans l'accablement des servitudes matérielles, il a cependant ressenti plus que tout autre, nos peines, nos angoisses, nos déchéances, mais il a conservé le don d'aimer comme un initié lucide…

 

On a trop tendance à ne considérer que le Nerval de la maturité, un homme lourd aux yeux terrassés par la mélancolie. Il ne faut pas oublier le jeune dandy, fin, éblouissant, aimé des femmes qui se glissaient rue du Doyenné. C'est le Nerval des Châteaux de Bohème, celui qui sous les galeries du Palais-Royal, a promené un homard lié à un ruban rose. Cet intellectuel ne sait ni nouer un lien durable ni rester en un lieu ; l'immobilité l'accable. Il affecte des airs fantasques pour mieux conserver ses secrets et ce n'est qu’après de durs combats spirituels qu'il restitue son émotion. Il mêle alors merveilleusement réalité et rêve, si bien que ses commentateurs se perdent dans un écheveau où l'imaginaire s'abreuve au mystère poétique. Sous l'admirable aisance de l'expression, que ce soit en vers ou en prose, son mystère reste impénétrable. Désespoir et espérance se mêlent dans une heureuse harmonie. Après l'hermétisme voulu de ses sonnets des Chimères, c'est la grâce délicieusement surannée de

Sylvie, ou le charme des Odelettes déguisé par l'apparente facilité des rythmes, qui est une savante magie verbale.

 

Nerval aime mystifier : si son poème Artémis paraît obscur, le thème devient plus compréhensible à partir de son premier titre Ballet des heures ; la treizième heure est aussi la première. Ce nombre qui marque le poète devient l'image du temps qui se referme sur lui-même, symbole de l'immobilité de notre monde qui donne l'impression de se modifier, de progresser, alors qu'il est immuable comme la mer est étale malgré ses marées. Cette "treizième" est aussi le tourment de l'heure pivotale alors que la treizième arcane du Tarot est celle de la Mort. Artémis a été écrit en 1854, à l'approche du treizième anniversaire de son internement de février 1841. Treize, principe lunaire, hante la pensée de Nerval qui s’intéresse aux astres, aux planches de Kircher : on donne treize noms à la lune, mais le sixième situé à la charnière est justement Artémis. On peut donner bien d'autres exemples du symbolisme des nombres auquel Nerval s'est abreuvé.

 

Nerval aime le détail singulier ; familier de la Bibliothèque royale (maintenant nationale), il dévore et s'imprègne des ouvrages d’ésotérisme, d’initiation et toute cette abondante documentation se condense, se transforme sous son verbe créateur porteur de nouvelles images. Le lu, le vécu, le rêvé s’entremêlent. Nerval a utilisé plusieurs pseudonymes pour publier divers articles qui, eux-mêmes, proviennent de précédents écrits et qui admirablement présentés paraissent nouveaux. On ne peut comprendre Nerval qu'en l’interprétant sur trois plans : la poésie, l'ésotérisme et ses visions personnelles. L'univers nervalien est un imaginaire dérivant du concret ; son accent mystérieux est tellement unique que son pouvoir d’émotion s’empare du lecteur sans que celui-ci songe à traduire le poème dans un sens moins secret. Dans cette harmonie parfaite, dans cette musique féerique, chaque vers est chargé d'émoi poétique issu de la terre, en ascension vers le ciel.

 

Nerval se suicide cependant à Paris, en plein hiver, un 26 janvier 1855, dans une étroite ruelle bordée de bouges, encore un débris de l'époque médiévale. Celui qui a cherché la lumière achève sa vie rue de la Vieille Lanterne qui communique avec la rue de la Tuerie. Un corbeau apprivoisé se tient en permanence sur la rampe de l'escalier de l'atelier du serrurier Boudet, et l'oiseau ne cesse, paraît-il, de répéter : " J'ai soif ." Une autre maison possède une momie. Ce parfait coupe-gorge, avec ses deux poternes d’égouts fermées par des grilles, a excité l'imagination des écrivains et des journalistes. Lorsque les habitants découvrent Nerval en habit noir, un simple veston malgré un froid fort intense (- 18°), ses pieds rasent le sol et il a conservé son chapeau haut de forme sur la tête. Il est encore chaud, mais la sottise veut que l'on ne touche pas un pendu avant la présence de la police ; lorsque celle-ci arrive Gérard est bien mort. Depuis plusieurs jours Nerval, mal guéri, a quitté la maison de santé de Passy (l'actuelle ambassade de Turquie) malgré l'avis défavorable du docteur Blanche. Il vagabonde démuni d'argent et couche chez des amis ou dans des refuges, mêlé à la pègre. Il a montré à Gautier et à Maxime du Camp un cordon - avec lequel il sera pendu - comme étant la ceinture de Madame de Maintenon quand celle-ci faisait jouer Esther àSaint-Cyr. On sait encore que Gérard s’est plaint à Asselineau de ne plus pouvoir travailler. La veille de sa mort, le poète a touché le prix d'un travail et cette somme n'est pas retrouvée. Crime d'un malfaiteur ? Peut-être a-t-il été considéré comme un indicateur de la police...

 

Ce quartier sinistre n'existe plus, et l'endroit fatal se situe sensiblement à la hauteur du trou du souffleur du théâtre Sarah Bernhardt. Ses amis Alexandre Dumas, Arsène Houssaye et Roger de Beauvoir laissent planer un doute sur ce suicide qui pourrait être le crime d'un rôdeur. Théophile Gautier affirme qu'il est impossible de se pendre là où son ami a été trouvé, en effet, pourquoi ce chapeau n'est-il pas tombé lors du tressaillement de l'agonie ? Le commissaire Blanchet confirme que c'est bien là un suicide, et l'Église se rallie finalement à la thèse de la folie et accepte de pratiquer l'enterrement religieux.

 

Ce n'est que plus tard que l'on songera que Gérard de Nerval a désiré mourir en Maître, le chapeau sur la tête, comme dans un dernier geste de défi. On a même évoqué la possibilité d'un crime maçonnique, l'écrivain croyant avoir divulgué des "secrets" de l'Ordre. Peut-être un assassinat commandé par les Druses qui se vengeraient de son parjure ! Explications bien extravagantes qui sont naturellement du domaine de la fable. Plus sûrement nous pouvons nous demander si Nerval était sous l'accès d'une fièvre délirante ou s'il était lucide. Cet être instable, aux sentiments contradictoires et souvent incohérents, ne nous a rien laissé pour résoudre cette question.

 

À un moment d'abattement, Nerval doutant de lui et de son génie littéraire, a pu vouloir disparaître, n'acceptant pas d'être inférieur à ce qu'il a été. Il vient cependant de terminer cette œuvre extraordinaire Aurélia ou le rêve de la vie. Sa belle et petite écriture n'accuse ni exaltation ni déséquilibre ; jamais l'exploration des ténèbres n'a été aussi tragique et aussi désespérée, car l'univers intemporel de l'intelligence se heurte au chaos de la folie et l'hallucination s'y analyse avec une héroïque lucidité. Courageusement il s'est servi de son mal, revêtant cette hantise de la plus exquise tendresse, de la plus délicate pudeur, « les mystères de mon esprit ». On ne peut distinguer le conscient de l'inconscient, le sommeil hanté de rêves de celui de l'état de veille chargé de visions. Seul Antonin Artaud, en commentant le génie de Vincent Van Gogh, est parvenu à la même pénétration spirituelle. Aurélia, chef-d'œuvre de la littérature onirique, a influencé Lautréamont, Rimbaud, Mallarmé, les Surréalistes.

 

Actuellement il importe peu de savoir si Nerval s'est suicidé ou s'il a été pendu par un vulgaire malfaiteur, s'il a été correctement initié dans une loge ou s’il a pu nourrir son imagination par la lecture des traités ésotériques. Il nous a légué la chaîne indiscontinue de la pensée traditionnelle dans la langue la plus limpide en nous faisant parcourir le chemin du soleil des pôles. Il faut retenir que Nerval a eu la vocation de la mort, qu'il ne devait pas craindre ce changement d'état, songeant que tout est métamorphose, que l'énergie cosmique crée, détruit et ressuscite êtres et choses. La mort est l'instant de la Réintégration.

 

À ce stade, la mort de Nerval peut être considérée comme celle d'un initié. Né sous le signe de Saturne dans le Scorpion, ce dard ne doit-il pas se retourner contre lui lorsque Pluton entre en quadrature au Soleil ? Dans son manuscrit de la "Rêverie de Charles VI" on trouve le mot "nuit", avec le chiffre "52" surmonté de quatre traits horizontaux et d'une croix potencée ; ce nombre 13, le quart de 52, gouverne-t-il toujours sa vie ? Il quitte notre monde un 26 Janvier 1855 ; un 26, soit 2 fois 13. Il est parti « Vers l'Orient », comme il le déclare à un de ses amis qui a voulu le reconduire chez lui la veille d'un de ses internements.

 

La dernière lettre de Nerval, écrite à sa tante le 24 janvier 1855, apporte-t-elle une solution à la thèse du suicide ?

 

En voici le contenu :

 

« Ma bonne et chère tante, dis à ton fils qu'il ne sait pas que tu es la meilleure des mères et des tantes. Quand j'aurai triomphé de tout, tu auras ta place dans mon Olympe, comme j'ai ma place dans ta maison. Ne m'attends pas ce soir, car la nuit sera noire et blanche. »

 

Gérard Labrunie

 

Sa mort ne serait peut-être que le retour à la Mère, dans une nuit « noire et blanche » où il peut espérer sa réintégration comme le suggère son poème Epitaphe ; on trouve d'ailleurs sur lui une note bien énigmatique : « Tout est dans la fin. »

 

L'étrange imaginaire poétique de Nerval a puisé dans les doctrines ésotériques ; il y a intégré ses chocs émotionnels. Sans vouloir contrôler le mécanisme de sa pensée, commentons ce chef-d'œuvre qu’est le Voyage en Orient(1),ce récit ici même réédité, où l'art pénètre patiemment l'histoire, l'esprit des religions. Il a été dit que Gérard de Nerval avait été initié aux mystères de la Franc-Maçonnerie, sur lesquels il a tenu les propos les plus contradictoires.

 

Dans ce Voyage il se dit "enfant de la Veuve", c'est-à-dire Franc-Maçon ; il se nomme aussi Compagnon-égyptien (refik). Dans une lettre au docteur Blanche (17 octobre 1854) il s'attribue le grade de Maître et le titre de Très Respectable. Est-ce sous l'effet de la bizarrerie d'un moment, d'un délire hanté de souvenirs ? Il semble qu'il veuille convaincre le docteur Blanche de ses relations qui lui permettraient de quitter la clinique : le praticien le retiendrait sur ordre des Maçons et des Druses qui ont décidé sa mort ! Ses médecins ne sont cependant pas Maçons et certaines expressions de Nerval, bien que puisées dans une littérature maçonnique, ne sont pas celles d'un initié. En groupant des expressions singulières, peut-être pense-t-il impressionner, sans pour autant dévoiler les véritables mots de la maçonnerie ?

Pour Nerval, les Francs-Maçons sont les descendants d'Adoniram et de la reine de Saba ; cette identification entre la veuve du Maître architecte et la reine de Saba est cependant étrangère à la Franc-Maçonnerie. En commentant les noms d'Adoniram et d'Hiram, Nerval suit très étroitement les écrits maçonniques L'Ordre des Francs-Maçons trahi et le Secret des Mopses révélé et surtout le Recueil précieux de la Maçonnerie adonhiramite (1786). À la bibliothèque royale il a du consulter d'autres ouvrages comme les Tuileurs, celui de l'Aulnaye (1813) puis celui de Vuillaume (1830), peut-être même des rituels où il a pris des tournures, des expressions maçonniques. Dans le rituel d'Élu des Quinze publié dans le Recueil précieux il trouve que les assassins s'étaient "réfugiés dans les Etats de Maaca, roi du pays de Geth". C'est encore dans les rituels, sans doute du Grand Orient, ceux des Élus des Neuf et des Élus des Quinze qu'il trouve les noms des assassins, légèrement modifiés pour son récit mais le poète les fait mourir de la main des ouvriers. Nerval a laissé vagabonder son imagination autour de ces textes, les enrichissant de ses autres connaissances, humanisant ce qui n'était que catéchisme. C'est ainsi que la reine de Saba devient l'épouse d'Adoniram, que certains mots de passe sont confondus avec les mots sacrés, mais l'Histoire de la Reine du matin parue initialement en feuilleton dans le National, mêle à une trame romanesque les meilleurs éléments de la tradition maçonnique. Cependant Nerval ne fait pas mention de la tradition musulmane où la reine aux pieds fourchus devient la Reine Pédauque. Àla recherche de sa mère qu'il n'a pu connaître, Gérard poursuit toutes les images féminines, l'Éternel féminin, pour aboutir à la Déesse Mère. Ses accents nostalgiques le font descendre dans les entrailles de la terre, dans ce monde souterrain réputé noir et obscur, alors que cet univers de la nuit conduit vers la Lumière, vers l'épanouissement de l'être.

 

La Villedieu dans un étonnant ouvrage(2) reprend et commente la pensée nervalienne : Soliman (Salomon), jaloux de la puissance de son Maître, architecte qui règne sur la cohorte des ouvriers, devient l'instigateur de l'assassinat d'Adoniram, ce que Nerval n'a fait que suggérer et ce qui est contraire aux rituels maçonniques ; dans chacun des cas le crime est exécuté par trois compagnons que je viens d'évoquer. L'histoire inventée par Gérard de Nerval dans le Voyage en Orient retient encore notre attention avec le cheik Seïd-Eschérazy, père de la jeune et jolie Salèma qui incarne les personnages nervaliens de Sylvie, Adrienne, Aurélie, ou même de sa maîtresse la comédienne Jenny Colon, puis aussi partiellement de la Reine de Saba. Toutes ces figures féminines s'entremêlent ; issues d'une imagination fantasque, elles deviennent l'image salvatrice de la Vierge-Mère. Nerval étudie aussi les Druses dans leurs coutumes, leur religion, mêlant habilement l'ésotérisme de la "pierre noire" à un hypothétique diplôme de Rose-Croix. Les Templiers ont eu des rapports avec les Druses et d'après des récits légendaires, une femme, bien semblable à Saléma, se serait fait brûler à la place d'un Templier afin que celui-ci puisse s'enfuir et emporter en Orient la tradition qui devait être sauvée.

 

Par contre, dans une nouvelle ayant pour titre Une nuit à Londres(3), Nerval affirme que désirant louer une chambre et n'arrivant pas à se faire comprendre, l'hôtelier lui demanda : « Etes-vous Franc-Maçon ? » Nerval répondit par la négative. Cette réponse n'apporte pas une solution à notre problème, cette relation de voyage tenant plus de la fable que de la réalité ; pourquoi Nerval aurait-il clamé son appartenance maçonnique dans une revue littéraire ? Ses connaissances étaient d'ailleurs suffisantes pour qu'il puisse se permettre de noter des signes, des paroles maçonniques : il n'a pas voulu le faire parce que sans doute le climat de cette nouvelle ne l'incitait pas à aborder ce thème...

 

extrait (...).

 


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